Le supplice de la planche

Publié le par Fée tes valises :D

Le supplice de la planche

Ça m'apprendra d'avoir fricoté malgré moi avec les pirates. On devrait le savoir que ce ne sont pas des gens fréquentables. Depuis le temps qu'on nous met en garde! Et bien il a fallu que je m'égare, que je croise leur route lors d'un de mes premiers voyages au milieu cet immense océan, frontière liquide entre deux continents. Et me voilà à me tenir sur cette planche. Quelle absurdité n'est-ce pas? Alors que mon seul crime est d'avoir été là, d'avoir embarqué sur le navire à profiter un moment du voyage, guidée par le courant, sans tenir fermement la barre! Un petit moment de relâchement ne peut pas à ce point vous être fatal? C'est d'une absurdité totale.

J'aurais du le savoir que les pirates manquaient d'indulgence, qu'ils étaient cruels, sans pitié pour leurs otages. Moi qui pensaient faire à présent partie des leurs. L'arnaque totale. Je me suis bien leurrer moi-même. Je crois qu'en réalité j'ai bien trop peur. Il y a des choix dont on ne revient pas! Je ne suis pas sûre d'avoir le courage de ne pas avoir de port d'attache, de voguer éternellement, de rivages en rivages. Je ne suis pas sûre de pouvoir avoir le courage d'être celle qui relève l'ancre afin de permettre au navire de se laisser porter par les courants vers le large, au beau milieu de l'océan, guidée par mon intuition. Je ne suis pas forcément prête pour endosser cette responsabilité là! Je doute de ma capacité de maitrise sans tenir fermement le gouvernail! Un vrai pirate n'a pas tant peur du chaos. Il se laisse porter par les vagues, au gré de là où le conduisent les flots. Le vrai pirate ne redoute pas la tempête. Il se prépare à l'affronter avec courage et détermination. Il ne va pas se planquer dans la cale à la moindre occasion. Et malgré la violence des vagues qui se fracassent contre la coque, qui agitent à la manière d'un shaker l'embarcation, le pirate ose grimper le long du mat pour rejoindre la vigie et observer le large avec sa longue vue.

Alors moi, si pétocharde, à profiter du voyage sans m'engager avec l'équipage, assise sur mon hamac de fortune, à rêver à de nouveaux horizons qui ne resteront que mirages si un jour je ne me mets pas en action. Comme si les pirates ne comprenaient pas ma position. Mais si je suis lâche, je ne mérite pas l'honneur de rester sur ce navire. Ces horizons me resteront interdits et ce sera tant pis pour moi.

Ils m'aiment bien les pirates, ils savent que j'ai le potentiel adéquat pour faire partie des leurs, ils savent que je peux avoir aussi des choses à leur apprendre si toutefois un jour je n'ai plus peur. Ils ont vu dans mes yeux la lueur. Cette flamme qui brule, si vive, qu'elle permet d'éclairer mon intérieur. Les pirates la voient vivre en moi encore bien plus que ce que moi je n'en suis encore capable. Eux, ils ont l'habitude de suivre l'intuition dont je n'ose pas me saisir. Mais de quoi ai-je si peur???

Ils ont bien raison de me mettre sur la planche. Même si au demeurant c'est dégueulasse, de pousser le gens ainsi au bord du vide, sans leur demander leur avis, sans leur donner de quoi à pouvoir s'en sortir. Mais s'ils ne le font pas, je ne réagirais sûrement jamais. Il faudrait que je n'ai vraiment pas d'autres choix.

La planche. Je ne peux pas me retourner. Les pirates me maintiennent en joue avec leurs armes, ils m'interdisent à présent de rebrousser chemin, ça ne sert plus à rien. Ils m'ont laissée le faire un moment, par compassion parce qu'ils m'aiment bien. Mais ils en ont ras le bol. Ils ne sont plus réellement attendris maintenant, ça commence à bien faire! Alors je suis seule. Seule devant mes choix. Et je n'en ai plus guère. Hormis celui de sauter! Et si je saute, ça va être de quel côté? Droit devant? A droite? à gauche? J'aimerais à l'avance savoir comment je vais me réceptionner à l'atterrissage... j'ai trop peur de me faire mal, ou qu'en dessous, il n'y ait des requins.

Tout droit, c'est tellement risqué. Il me faut sauter loin! Pile en dessous, il y a tant de requins. Je manque d'entraînement pour être sure de parvenir à franchir le banc, d'autant que si je n'ai pas confiance, il est clair que je suis sûre d'échouer. J'aimerais tellement y arriver. Même si je me fais mal, même si je me fracasse. Dépasser cette peur qui me dévore les entrailles, merde, quelle libération! Pour la vie entière. La meilleure solution pour retrouver mes ailes. Mais si je me casse la gueule... à quel point je vais y laisser les plumes nécessaires à mon envol. Plumes collées au goudron pour une éternité encore.

A droite ou à gauche? C'est moins direct, je tombe certes de côté, mais je rejoindrais le milieu à la nage, j'apprendrais, une fois dans l'eau, ça ne devrait être qu'une formalité. Ou je trouverais une bouée de sauvetage, j'ai confiance, quelqu'un voudra bien m'aider pour mon courage, me filer le coup de main opportun? Et pendant que j'hésite, que je cherche à prendre mon élan, que je tente de mobiliser toutes mes forces, ma détermination à effectuer ce saut démesuré, je me dois en même temps d'éviter les peaux de bananes déposées sur la planche dans l'intention de me faire glisser... et me faire rater ce saut si important. Pour peu que je me manque, je risque fort de me mettre encore une fois en péril et qu'en fin de compte, je doive en déduire à force que la piraterie ne doit finalement pas orienter mon futur choix de vie. Je n'ai peut être pas la trempe d'être moi-même pirate, un point c'est tout!

En même temps, je sais bien que tant que je reste ici, je ne suis rien du tout. Je ne suis pas encore réellement une pirate mais en bonne hors la loi que j'ai appris à devenir à fréquenter ce drôle d'équipage, il m'est interdit de rejoindre le paisible rivage, de reprendre cette vie autrefois si sage, j'ai déjà bien trop épousé la mauvaise cause. J'ai dévié irrémédiablement vers le large, aspirée vers d'autres horizons, qui révèlent qu'il y a bien d'autres orientations à prendre que celles qui ont été gravées dans le marbre, et auxquelles il faudrait que j'adhère sans condition, que je me soumette sans rien remettre en question, alors que j'ai éprouvé par moi-même, qu'il y avait d'autres voies de navigation. Le pavillon noir des pirates flotte toujours au dessus du pont, il démontre l'engagement à braver l'impossible soumission, l'envie de conquête et d'exploration. Et il faudrait que je me détourne d'une telle possibilité de liberté, pour avoir l'espoir fugace d'une vie de tranquillité, confortablement installée en sécurité dans mon canapé? Avec tous les sacrifices que cet hypothétique espoir voudrait m'imposer?

Les pirates me tentent bien avec leurs rêves, à sillonner les mers dans leur immense quête de trésors... Ces humains apatrides plantent un nouveau décor. Sans foi, ni loi, sans frontière et sans attache, ils sont libres de se laisser conduire par les flots, par l'élan vers lequel les porte leur âme. Ils protègent avec ferveur leur vaisseau, pour ne pas se voir confisquer le carrosse qui doit les conduire vers leur propre affranchissement. Ils transportent avec eux quelque chose, un chargement si précieux, un élixir de puissance, qu'ils défendent bec et ongle, contre la fausse vérité. C'est seulement lorsqu'ils doutent de leurs rêves que leur navire peut être coulé. Je sais que si je fais le choix de sauter de la planche, je ne pourrais reprendre mon périple qu'avec eux... Mes amis, mes collègues, ceux qui redoutent pour mon intégrité, autant qu'ils désirent m'apporter de l'aide, ne pourront pas me ramener. Ils regarderont le bateau pirate, partir selon eux à la dérive, alors qu'il me conduit seulement à bon port, là où brillent tous les précieux trésors.

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